Il est une vérité que beaucoup ne comprennent jamais avant qu’il ne soit trop tard : plus on tente d’éviter de souffrir, plus on souffre. Thomas Merton
Note importante : Cet article n’est pas une apologie de la souffrance et tient compte des réponses dissociatives qui sont un moyen d’adaptation et de préserver l’intégrité globale de l’individu quand il fait face à un choc si grand que le refoulement – qu’il ne commande pas – est la meilleure réponse de survie.
En soi, la souffrance n’est pas dysfonctionnelle. Ce qui est dysfonctionnel c’est quand elle est incomprise (“je ne comprends pas ce qui me rend si triste”) et reste refoulée.
La souffrance n’est pas à la mode.
Le personnage que nous nous sommes créées, tout comme le monde que nous avons bâti rendent impopulaire toute forme et expression de la souffrance. Faible, inadapté, complotiste, lâche, sans endurance ; les gagnants et les maîtres en puissance bannissent la sensibilité. Et pour cause, pour survivre au marathon en cours, il vaut mieux se couper. Courir après son salut (mais lequel exactement ?) ne souffre d’aucun sentiment. Personne n’aime être le vilain petit canard. Dommage, quand on sait le cygne qu’il devient…
La performance implique de se couper.
Performer à son travail, dans son équipe. Performer à la maison, la tenir propre et les enfants bien élevés. Performer auprès de ses amis. On préfère les trublions que les philosophes ou les poètes. Eux sont névrosés.
Pour refuser de souffrir, il faut d’abord se séparer de soi, de son être en souffrance. Se distraire – de toutes les façons – par tous les moyens. Tenir à distance de soi tout ce qui de près ou de loin nous obligera à cohabiter avec ce qu’il y a de souffrant dans le monde. EXIT le parent malade, EXIT l’ami dont la dépression dure un peu trop longtemps, EXIT la finitude des choses. Se couper d’une partie de soi en souffrance est aussi se couper d’une partie du monde qui n’a plus droit de cité dans le nôtre.
Refuser sa souffrance ralentit le rythme de sa traversée.
Refuser une souffrance ne l’empêche pas d’arriver puisqu’elle est là. La refuser revient à l’empêcher de partir. Son spectre demeure et la menace de plier sous son poids perdure. Il en faut de l’énergie pour la maintenir à bonne distance de soi. Et quelques sacrifices en chemin, sans aucun doute. Le passé qui ne passe pas est une souffrance qui a été refusée.
Refuser de souffrir nous rend étranger à l’impuissance et nous prive de nos ressources.
A l’instar du “tout tout de suite” et de la loi de l’immédiateté (loi en dehors de celles de la nature), qui exige une solution immédiate au problème ; souffrir, “s’asseoir dans son désastre”, je paraphrase Christiane Singer, est très impopulaire. Chez soi comme chez la plupart de nos voisins. ça ne colle pas avec nos agendas hors-sol. Se séparer de soi est se couper de notre premier chakra, lequel nous relie à la terre et à notre pouvoir. Nous sommes une nation très “air-air”. Pourtant la souffrance est un moteur à l’action qui engage une chaîne de réponses capable d’améliorer notre situation.
Petit, nous sommes tombés avant de savoir marcher. Avons-nous renoncé à nous relever et ramper sur les fesses pour toute notre vie ?
Nos ancêtres ont eu sans doute maille à partir avec les premiers feux. L’Humanité a-t-elle renoncé à se réchauffer à jamais auprès d’un feu de bois ?
Les distractions tuent notre imagination et notre créativité.
Sorties à n’en plus finir, foultitude de projets, écrans en tout genre, achats compulsifs, comme moyens d’éteindre le feu de notre douleur et rester dans la course. (mais laquelle ?)
Incapables de penser notre souffrance, qu’avons-nous à rêver autrement ? Que reste t-il à espérer de meilleur pour soi et les autres ? Où vont mourir nos exigences ?
Quelqu’un qui ne sent plus est un sujet à qui l’on peut tout faire.
Pour tout supporter, il faut se couper. “Du pain et des jeux”, César l’avait bien compris.
Le pain, les jeux, nos distractions créent sans aucun doute un effet placebo. A durée limitée dans le temps. Que reste-t-il quand même nos moyens de nous remplir de nos distractions viennent à manquer parce que la terre aride ne sait plus nous nourrir ? Ventre qui a faim n’a pas de loi. Et cette souffrance individuelle qui n’a pu trouver ses ressources dans l’inconscient personnel ou familial se retrouve dans l’inconscient collectif. La détresse que nous refoulons se retrouve sur la scène de l’Histoire… ce que Jung a exploré et donné à voir en son temps.
L’indifférence à soi e(s)t l’indifférence du Monde à lui-même.
Et si ce qui nous faisait souffrir le plus était notre propre indifférence à nous-même plutôt que la cause extérieure sur laquelle nous avons projeté notre douleur et rendue responsable de nos malheurs et difficultés ? Si nous partons de l’acception que rien n’est séparé, prendre soin des zones laissées à l’abandon en soi est faire preuve de civisme et acte profitable à la Terre qui est aussi notre corps.
Se couper de sa sensibilité est assécher son âme.
Quelle place reste-t-il à la Vie quand le coeur et le corps se ferment ? Quand l’esprit se trouve amputée de ses moyens de répondre parce que coupée de sa terre ?
Quelles transformations peuvent advenir à échelle individuelle collective quand nous nous donnons l’illusion d’être intouchables et défendons farouchement notre droit à rêver et vivre notre chimère ?
Je t’aime tant que …
Je m’aime si …
Quel avenir pour nos vies au conditionnel, coupés du vivant que nous avons soumis et asservis au bénéfice de lois qui vont contre la vie en soi ?
Voir, savoir, pouvoir, demandent du co(e)urage.
Ressentir nous donne une réalité parfois très éloignée de ce que notre tête nous raconte. Voir l’horreur et la beauté cohabiter, compter avec l’inacceptable dans nos vies, renoncer, découvrir ce que nous ne voyions pas, se détacher de ce qui nous faisait compter – à priori – comme membre actif d’un ensemble plus vaste, éprouver la perte de sens momentanée créent de la souffrance.
La crise est un passage nécessaire qui nous dirige vers l’après et l’autrement, grâce à une créativité et une souveraineté retrouvées.
La souffrance fait partie de la vie.
Ce que nous avons, nous le perdrons.
Ce que nous connaissons disparaîtra.
Ce qui reste figé par définition ne vit plus.
Tout ce qui naît un jour meurt et se transforme un autre jour.
La souffrance aussi.
La bloquer nous fige.
La vivre et la traverser nous rend à la Vie.